Entre Elsass et Lothringen

Le 4 juillet 1890 naît dans la ville de Saargemünd (aujourd’hui Sarreguemines), à l’est du Bezirk Lothringen (district de Lorraine), Henri Bacher.
Sa terre natale, le Reichsland Elsass-Lothringen, est intégrée depuis presque 10 ans à l’Empire allemand, alors florissant. Son père, Heinrich, est Schutzmann – sorte d’auxiliaire de police municipale – mais surtout, il est d’origine alsacienne et protestante. Sa mère, Maria-Margaretha, est elle une fervente catholique, d’origine mosellane.

Le jeune Bacher possède donc, dès son plus jeune âge, un double enracinement. Sa vie durant, il respectera le protestantisme comme le catholicisme, mais surtout, il s’évertuera à valoriser aussi bien les paysages romantiques et vallonnés du plateau lorrain que ceux de la belle et secrète Alsace.

 

« Si j’étais aussi un berger » L’une des nombreuses illustrations de Bacher peignant sa Lothringen natale.

 

Henri Bacher poursuit sa scolarité dans la capitale du Reichsland, Straßburg, où son père avait été promu. Il y suit une solide formation visant à le préparer, sur le modèle paternel, à travailler dans le service public. Malgré les réticences familiales, il parvient néanmoins à faire accepter à ses parents son penchant pour l’art, et à partir de l’hiver 1911, il suit des cours aux Arts décoratifs de Straßburg.
Là-bas, il rencontre le paysagiste berlinois Georg Daubner, le peintre figuratif sud-tyrolien Karl Jordan et surtout le graveur et dessinateur bavarois, Josef Sattler. C’est lui qui orientera le jeune artiste vers la technique de la gravure et l’illustration.

Durant sa jeunesse, Bacher passa le plus clair de son temps entre Straßburg l’alsacienne et Püttlingen la lorraine (francisée aujourd’hui Puttelange-aux-Lacs), petite ville de la Lorraine Allemande où vivaient ses grands-parents maternels. Ainsi le petit Henri se familiarisait avec sa grande Heimat ; alsacienne et lorraine, authentique dans ses campagnes, prospère dans ses villes et allemande par sa langue.

 

De la guerre à la reconnaissance

 

Autoportrait de Bacher en Feldgrau, réalisé sur le front ouest.

1914, la première guerre mondiale est là. Comme tous ses autres jeunes frères allemands, Henri endosse l’uniforme Feldgrau. Après une courte période de formation, il est affecté au service de presse du Grand Quartier Général, en qualité de peintre-dessinateur.
Pour lui, c’est une opportunité. Il est envoyé successivement sur le front Ouest, dans les Flandres, puis sur le front Est, dans la Courlande, en Lettonie. Il y réalisera ses premières pochettes de lithographies mais reviendra avec de graves blessures de guerre.

 

« Devant Ypres » lithographie exécutée au début de la guerre et témoignant de la violence des combats.

 

Lorsqu’il rejoint sa Heimat, celle-ci est devenue française. C’est sans enthousiasme qu’il prend sa nouvelle nationalité. Malgré tout, il profite de sa nouvelle situation pour voyager, notamment à Paris, dans le but d’y découvrir les œuvres des anciens maîtres.

Son étude attentive des grands maîtres italiens le pousse alors, comme de nombreux artistes avant et après lui, à entreprendre le voyage vers la ville éternelle, Rome. Là-bas, il achève sa formation et s’essaye à l’huile.
De retour à Strasbourg, sa première exposition ne convainc pas et il essuie de sévères critiques. Son ancien maître, Josef Sattler, lui recommande alors de se concentrer sur son mode d’expression favori, dans lequel il excelle, le noir et blanc.

Nous sommes en 1921, et l’illustrateur populaire est né. La patte de Bacher, celle du graveur sur bois travaillant les contrastes, sera toujours reconnaissable pour le spectateur attentif.
A partir de 1922, il s’installe définitivement à Strasbourg, dans un atelier à la Robertsau. C’est là-bas que, pendant près de 10 ans, il travaille avec application, jusqu’à devenir l’un des artistes préférés de ses compatriotes alsaciens et mosellans.

 

Vue sur le rocher de Dagsburg (Dabo). On y reconnait la patte romantique de Bacher qui fera sa réputation.

 

1933 est une année décisive pour lui. C’est l’année de son mariage avec Gretel Huber, mais c’est aussi l’année où il obtient une commande de la part de l’évêque de Strasbourg pour décorer la chapelle des pèlerins du Mont Sainte-Odile, une véritable reconnaissance !
Malheureusement il ne peut donner suite, car sa blessure de guerre à la cuisse droite est infectée. La fièvre l’amène à l’hôpital et finalement, le 15 février 1934, la septicémie emporte l’artiste, âgé seulement de 43 ans.

 

La Heimat au cœur

«Je n’entreprends aucun voyage dans ce pays que l’on croit tellement connu et exploré, sans en rapporter les croquis de dix ou quinze coins inconnus du terroir dans lesquels j’ai senti vibrer l’âme entière du pays.» Henri Bacher

Peu d’artistes ont aussi bien que lui cerné toute la beauté et la complexité de ce petit bout de terre que nous appelons Heimat. Lui la connaissait, intimement, secrètement.
C’était un grand marcheur, un Wanderer. Au moins trois jours par semaine, armé de son carnet de croquis, il arpentait silencieusement, presque religieusement, les vallons encaissés, les forêts brumeuses, les chapelles ruinées, les villages immobiles et la campagne dorée, forgée par les mains de générations de paysans.

 

Le peintre Henri Bacher en route. On reconnaît le motif romantique du Wanderer allemand.

 

A Oberdorf, près de Wörth se trouvait la ferme de ses ancêtres alsaciens. Plus à l’ouest se trouvait aussi une partie de son cœur : il aimait la Lorraine, la Lorraine orientale, germanophone, la Deutschlothringen. Cette bande de terre étroite, méconnue et au destin si tragique, Bacher a su lui donner quelques-unes de ses lettres de noblesse. Il illustra les « Verklingende Weisen » (« Mélodies qui se meurent ») de l’abbé Louis Pink, dans lesquelles se trouve, presque figée dans le temps, l’âme profonde de la Deutschlothringen.

Avec un trait expressionniste, Bacher cherche à faire ressentir l’invisible, à faire deviner le poids des coutumes, l’impact de l’histoire, la force de la piété ; en somme il cherche à nous faire éprouver le solide, le traditionnel, tout en nous plongeant dans sa beauté secrète.
Par ce procédé, Bacher s’opposait frontalement à la politique française de l’époque. Lui cherchait à défendre les spécificités culturelles et linguistiques de l’Alsace et de la Deutschlothringen, là où l’administration française s’efforçait de gommer le riche héritage du Reichsland.

 

La tour du Glöckelsberg à Bläsheim.

 

Henri Bacher, lui qui était un véritable enfant du Reichsland, ne pouvait naturellement que prendre la défense de son Pays et de son identité. Avec d’autres il s’engagea dans la revue Elsassland (qui prit en 1926 le nom de « Elsassland-Lothringer Heimat« ) qui paraissait en allemand et qui avait pour but de promouvoir la connaissance des traditions, de la littérature et des arts régionaux.
Beaucoup de ses amis étaient des autonomistes, lui-même en était un. Ceci explique aussi l’abondance des commandes qu’il recevait, notamment concernant la fabrication d’ex-libris.

Après 50 ans passés à (ré)intégrer le monde allemand, l’Alsace-Moselle était (re)devenue profondément germanique. Pour ces hommes et ces femmes qui ne parlaient bien souvent que l’allemand standard et dialectal, « l’intégration » à la France était impossible.
C’est là aussi l’héritage de Bacher. Il nous lègue ces visions fugaces et pourtant intemporelles de notre Heimat ; authentiques, profondes, allemandes.

 

L’amour naissant.

 

Pour conclure, il nous semble approprié de citer Karl Jordan, un peintre sud-tyrolien qui avait été un des mentors de Bacher et qui lui écrivit ceci, après avoir dû quitter l’Alsace suite à la réannexion française de 1918 :

« Wenn ich im Elsass herumwanderte, fiel mir immer mehr die Änlichkeit mit meiner Heimat auf : dasselbe Bergland, dieselbe Wein und Obstkultur, dieselben Wälder, dieselbe Anlage der Dörfer und Städte, dieselben Herrenhäuser, Schlösser und Ruinen, dieselben Menschen, dieselbe Sprache. Da dachte ich mir oft, diese beiden Länder gehörten zusammen. Jetzt habe ich beide verloren. » Karl Jordan

« Lorsque je me promène en Alsace, je remarque toujours la ressemblance avec ma Heimat : les mêmes terres de montagnes, la même culture du vin et des fruits, les mêmes forêts, la même disposition des villages et des villes, les mêmes manoirs, châteaux et ruines, les mêmes hommes, la même langue. Alors je me dis souvent que ces deux Terres devraient appartenir au même ensemble. Maintenant, j’ai perdu les deux. » Karl Jordan

 

Alfred Tannenwald

 

Biographie et sitographie :

  • Bernhard H. Bonkhoff – Michel Guerrier – Martin Siegwalt, Henri Bacher peintre du terroir et de la foi, Jérôme Do Betzinger Editeur, 2008.
  • Bernard Wittmann, Südtirol – Alsace/Elsass, Histoires croisées, Editions du Bastberg, 2010.

 

  • http://www.alsace-collections.fr/Monographie%20Henri%20Bacher.html
  • https://www.ami-hebdo.com/hommage-a-henri-bacher-artiste-dalsace-moselle-et-ancien-soldat-feldgrau-de-14-18/