Cet article est une revue de lecture du livre : Mémoires de deux voyages et séjours en Alsace, Lazare de la Salle.
Lazare de la Salle fait deux voyages en Alsace en 1674-76 et en 1681 dans le cadre de missions officielles. Il va rendre compte de la vision qu’à un parisien de l’époque de l’Alsace, alors partiellement en possession du Royaume de France suite au traité de Westphalie (1648) et bientôt presque complètement conquise par Louis XIV et sa politique des Réunions.
Nous nous attacherons à relever en quels termes le voyageur parle de sa destination, de ses habitants et de leurs coutumes. Plongeons avec lui dans l’Alsace de la fin du XVIIe siècle.
Voyage
Lazare de la Salle débute son périple à Saint Maur, aujourd’hui Saint-Maur-des-Fossés, dans l’ouest parisien, et annonce la destination de son voyage: « Après avoir tenu table trop longtemps avec mes frères dans un cabaret de ce bourg, je les embrassay en les quittant pour prendre tout seul le chemin de l’Allemagne, tandis qu’ils s’en retournèrent à Paris. » (p.10)
Lors de son premier voyage, l’auteur rappelle même à nous l’histoire impériale de la Franche-Comté, puisqu’il témoigne du changement qu’il a ressenti à partir de Montbéliard : « Ce fut à Montbéliard où je vis pour la première fois avec étonnement les manières d’Allemagne, me trouvant tout d’un coup transporté comme dans une autre région, où les habillements différents, les coiffures étranges des femmes, le langage, les bâtiments, les meubles, les poêles, enfin tout ce qui tomboit sous mes yeux, étoit nouveau pour moi ; car je ne faisois que de sortir de la comté de Bourgogne, où chacun parle et s’habille à la françoise. J’avoue que j’en sentois une joye secrète, et mon inclination de voir un païs étranger se trouvoit contente. » (p.225)
Pour son deuxième voyage, le diplomate passe par Nancy où il rencontre un ami et passe du temps avec lui, avant de poursuivre sa route : « Nous nous embrassâmes en nous disant adieu ; il monte à cheval à la tête de sa compagnie, pour prendre la route de Flandres, et moy, tout seul de ma bande, je tiray du côté de l’Allemagne. » (p.28)
Après plusieurs jours de voyage, il arrive enfin en Alsace en traversant les Vosges : « Etant parvenus au plus haut du chemin dans cette montagne de Vauge, nous vîmes la borne qui sépare les Etats de Lorraine d’avec L’ALSACE, PROVINCE D’Allemagne (Elsaß in Deutschland).[…] Les anciens apelloient cette montagne Vogesus ou Vosagus mons, et les Allemands l’appellent aujourd’hui Berg auf der Fürst (First). » (p.35)
Nous pourrions nous voir objecter ici que l’auteur parle de la direction de son trajet, qui est vers l’est et donc vers l’Allemagne, mais que cela ne nous renseigne pas sur sa conception du territoire alsacien en tant que tel, d’autant plus qu’une partie de l’Alsace n’appartenait pas encore officiellement au Royaume de France lors de ses voyages, ce qui pourrait apporter une seconde justification à l’utilisation du terme « Allemagne ». Il nous faut donc maintenant nous intéresser à sa description des villes alsaciennes et de leurs habitants afin de nous éclairer.
Description de l’Alsace par villes et des habitants des villes
Le voyageur passe d’abord par la ville de Thann, déjà rattachée au Royaume de France depuis 1648 et constate : « Nous entrâmes dans la grande Eglise, qui est une collégiale dédiée à S. Thibault ; les filles y récitoient pour lors le rosaire en allemand, ce qui me fit souvenir l’avoir vu pratiquer autrefois dans ce païs. […] Il n’y a qu’une Eglise de Paroisse et un couvent de cordeliers. On y voit d’assez beau monde pour le païs. Je ne parle point présentement de la façon de leurs habits ; je remets cela au discours général que je feray des coutumes, modes et meubles des Allemands. » (p.36).
A Ammerschwihr, Lazare de la Salle rencontre des habitants portant des « louable[s] costume[s] d’Allemagne » et de la nécessité de respecter leurs coutumes afin de « ne pas se faire d’affaire avec des capucins allemands » (p.42). Le vignoble voisin de Kaysersberg est qualifié de « vignes d’Allemagne. » (p.44).
Quant à la ville de Strasbourg, elle n’est pas en reste puisque l’auteur ne tarit pas d’éloges à son sujet : « durant mon premier voyage, la guerre m’a empêché d’aller à Strasbourg. […] Je ne laisseray pas d’en dire un mot par occasion, à cause que c’est une des plus grandes et des plus belles villes d’Allemagne. » (p.46)
Pour la ville d’Ensisheim, ancienne capitale des territoires de l’Autriche antérieure (Vorderösterreich) des Habsburg, le diplomate raconte que le curé en a été chassé par lettre de cachet en 1675 pour avoir montré trop de joie de voir les Impériaux contrôler la ville pendant deux mois et traité les Français de « boucs » que Dieu a enfin chassés. L’observateur réfléchit à cette occasion sur « le temps qu’il faut pour faire d’une nation conquise de fidèles sujets. » (p.65) Il est émerveillé par l’architecture locale : « Les maisons y sont des plus jolies que j’aye vue en Allemagne. » (p.65) A Ensisheim, il dépeint la noblesse comme fière et convaincue de son caractère allemand : « Le Vilkome des grands Seigneurs me fait souvenir de parler de la noblesse d’Allemagne. Elle est si fort prévenüe en sa faveur, qu’un gentilhomme allemand ne se figure qu’avec peine qu’il y ait de la véritable noblesse ailleurs qu’en son païs. L’Allemagne, dira-t-il, n’a jamais été subjuguée par aucun conquérant ; les nations étrangères ne se sont point mêlées parmi la nôtre. Un noble chez nous ne se mes-alie point, quelque indigent qu’il soit, il aime mieux épouser une pauvre demoiselle que de prendre une bourgeoise avec une grosse dot. » (p.176)
En passant par Habsheim, l’auteur commence à rendre compte des coutumes des habitants du territoire, sur lesquelles il ne manquera pas de s’attarder plus loin : « Nous repassâmes le bois de la Hart et nous fûmes rendre visite à Absheim, gros village, où j’avois des gens de connoissance qui nous régalèrent à l’allemande ; cela veut dire qu’il fallut y boire d’importance. […] Lorsque je parleray des inclinations de nos Allemands, je n’oublieray pas de conter en détail les cérémonies qu’ils observent pour boire d’ordre. » (p.68)
La visite du voyageur à Bâle peut être de nature à nous renseigner sur ce qu’il entend par « Allemagne », à savoir, à notre avis, l’ensemble des territoires où le fait germanique est constaté : « Mgr Fesch, qui est d’une des premières familles de la République, possède un des plus beaux cabinets de toute l’Allemagne » (p.83)
Enfin, il décrit la réaction des habitants d’Altkirch à la visite d’un envoyé français, bénissant le fait de ne pas en comprendre le dialecte : « je n’entendois point la langue du païs, peut-être par bonheur, puisque cela m’épargnoit le chagrin d’ouïr les imprécations que ces Allemands fasoient sans doute contre moi, lorsqu’ils me voïoient passer, car à mon arrivée personne ne me regardait de bon œil. » (p.121)
Il ressort de cet examen des descriptions des différentes villes dans lesquelles l’auteur a séjourné que leur caractère allemand et celui de leurs habitants ne fait aucun doute pour l’auteur. Qu’en est-il plus précisément d’un autre aspect important du fait germanique ou allemand, en l’occurrence de la population et de ses pratiques, dont il a déjà divulgué quelques aspects du caractère qu’il considère comme allemands ?
Coutumes et mœurs des Allemands d’Alsace
Religion
Lazare de la Salle décrit la pratique religieuse des habitants, dans un siècle où le fait chrétien est déjà décadent dans les villes du Royaume de France : « Il faut dire à la louange de nos Allemands qu’ils sont assidus et modestes à l’Eglise ; on ne voit point là de coquetterie, comme en France » (p.161) et « Je remarquerai ici par parenthèse que les allemands ne déjeunent point après la messe de minuit, eux qui sont en réputation d’être gourmands ; cela doit faire honte à nos François, dont la pluspart prophanent cette sainte nuitée par des excès de bouche » (p.163)
Sur les chants religieux : « Tout le peuple triomphe à ces pièces allemandes là et les chante à gorge déployée » (p.163)
L’auteur évoque rapidement les baptêmes et les prénoms donnés aux enfants, où le regard avisé peut certainement déceler des fortes influences luthériennes : « Je ne sache pas qu’il y ait rien de particulier dans les cérémonies du batême des Allemands ; tout ce que j’en scay, c’est qu’outre les noms des Saints de leur nation, tels que Frédéric, Léopold, Oswald, Wolfgang, Ulric, ils aiment fort ceux des Patriarches de l’ancien Testament » (p.164)
Selon notre observateur, la population a encore une pratique religieuse relativement forte ainsi que des anciennes superstitions, qui ne manqueront pas de nous faire penser aux inscriptions similaires en allemand que l’on peut retrouver sur les anciennes maisons en Alsace : « Ces bons Allemands ont encore une autre superstition, qui consiste à attacher à toutes les portes de leurs maisons un écriteau, qui contient ces paroles latines figurées de cette sorte : MENTEM – SANCTAM, SPON – TANEAM, HONOREM – DEO ET PATRIAE – LIBERATIONEM, SANCTA AGATHA VIRGO ET MARTYR. Ces bonnes gens croyent que ces billets ont une vertu contre les incendies. » (p.165)
Quant à la tradition artisanale et architecturale, on en voit une belle illustration avec l’exemple des dates sur les maisons, phénomène étrange pour l’auteur, surtout du point de vue de son caractère systématique : « on trouve partout des gens curieux de faire mettre en gros caractères la date de l’année qu’ils font bâtir une maison ou quelque édifice considérable ; mais nos Allemands l’y écrivent partout, ne fût-ce que sur une porte de jardin fermé de hayes. » (p.194)
Tradition culinaire et usages
L’auteur nous conte son repas à Ammerschwihr, où il a été témoin des anciennes traditions de boisson germaniques : « puis, selon la louable coutume d’Allemagne, le Père Gardien, à qui il apartenoit de faire les honneurs de sa maison, commence par verser à boire, saluer celui qui lui parut le plus digne de la compagnie, vuider le verre à sa santé, puis le remplir et le présenter à celui qu’il avoit intimé. Il fallut faire la ronde, et la Dame et sa fille, qui ne bûvoient point de vin, furent pourtant obligées de baiser le verre, pour ne pas se faire d’affaires avec des capucins allemands. » (p.42)
A Altkirch, Lazare de la Salle a pu être témoin du même usage : « Enfin, notre hôte s’ennuyant de voir ses conviés si tristes : ‘Allons, Messieurs, éveillons nous,’ dit-il en élevant la voix. Puis, s’adressant au capitaine : ‘Je vais vous porter une santé, c’est celle de Mr le receveur.’ L’officier y répondit civilement, me salua et but à moi ; la coutume d’Allemagne m’obligea de lui faire raison à l’instant. »
Il continue de nous décrire cette tradition, visiblement assez présente pour qu’elle l’ait marqué, et nous apprend que son non-respect fait gronder les locaux. « Pour en bien juger, il faut savoir qu’il y a des lois de bouteille qui s’observent inviolablement dans les repas. On ne doit jamais boire que ce ne soit à la santé de quelqu’un, et aussitôt les valets qui doivent remarquer celui à qui on boit, lui portent un grand verre tout plein, qu’il faut nécessairement vuider jusqu’à la dernière goutte. Celui cy boit à la santé d’un autre, ainsi le cercle continue et l’on ne cesse point de boire. Aussi dit-on que de vivre en allemand, c’est boire toujours. (Germanorum vivere, bibere est) » (p.173)
Sur la choucroute : « Les Allemands sont si friands de ce gargotage là qu’ils ne croyent pas avoir été régalés, si les ‘saurkroute’ y manquent. »
Langue
Enfin, notre diplomate remarque déjà les différences dialectales au sein du monde allemand, comme elles pouvaient exister encore à son époque aussi de manière marquée dans le Royaume de France : « il n’est pas besoin de dire qu’en Allemagne, de même que chez les autres nations du monde, les provinces ont une prononciation différente l’une de l’autre » (p. 199).
Conclusion
Il ressort de l’étude minutieuse des mémoires de ses voyages en Alsace que notre Parisien a été marqué par le fait allemand en Alsace à son époque. Il ne manque pas de rappeler régulièrement à quel point les us et coutumes sont différents de ceux du Royaume de France, et considère pleinement ces territoires comme allemands, bien qu’appartenant à la couronne de France, ce que laisse entrevoir sans aucun doute l’emploi du pronom possessif « nos » suivi du substantif « Allemands ». Voilà de quoi relativiser l’appartenance à la France et surtout au monde français, qui est un fait juridique de plusieurs siècles sans vraies implications concrètes avant au moins la Révolution.
Erwin Glücksbringer